Non, les chrétiens n’ont pas été pris pour cible en Syrie [DEBUNK]

Entrée de l'église de Saint-André l'Apôtre à Lattaquié – 17 avril 2022 (Archidiocèse grec-orthodoxe de Lattaquié)
Fact-checking & démystification de la rumeur répandue du massacre de chrétiens en Syrie.

Courant mars, une rumeur alarmante a circulé sur les réseaux sociaux et dans certains médias occidentaux : un prétendu massacre de chrétiens aurait eu lieu sur la côte syrienne, perpétré par des factions islamistes. Si cette information a rapidement suscité émoi et indignation, elle repose en réalité sur des éléments infondés et manipulés. 

Décryptage d’une désinformation massive.

Aux origines de la désinformation

Tout commence avec une déclaration de l’animateur américain Tucker Carlson, figure médiatique controversée, animateur vedette pendant plusieurs années sur Fox News avant d’en être remercié et ayant depuis lancé sa propre émission sur YouTube. Dans une vidéo partagée sur son compte X le 7 mars, l’animateur proche de Donald Trump affirme que nombre de chrétiens ont été massacrés par des groupes rebelles suite à l’insurrection loyaliste lancée le 6 mars, sans jamais apporter la moindre preuve.

Dans son tweet, l’animateur aux 16 millions d’abonnés avance ainsi -entre autres défense du régime Assad et règlement de compte vis-à-vis d’autres républicains hostiles à Donald Trump tels que John Bolton- que « Maintenant qu’Assad a été chassé du pouvoir, de nombreux chrétiens syriens restants sont massacrés et leurs lieux saints profanés. », ce sans fournir une quelconque source.

Récupération politique et idéologique

Très vite, la rumeur est reprise par plusieurs médias outre-Atlantique et en Europe, ainsi que par des influenceurs spécialisés dans l’actualité internationale, sans vérification préalable. Des images circulent, supposément issues du prétendu massacre, mais s’avèrent être des photos et vidéos d’anciennes violences en Syrie ou d’autres conflits, notamment en Lybie. Pire, nombre d’images et vidéos publiées s’avéreront être en réalité des exactions commises par le régime Assad.

Le contenu clairement pro Assad ainsi que le timing de la publication de Carlson, seulement 1 jour après la sanglante insurrection loyaliste du 6 mars, interrogent. S’agit-il d’une innocente erreur de fact-checking, ou d’une volonté manifeste de désinformation en appuyant le narratif loyaliste au régime Assad visant à délégitimer le nouveau gouvernement syrien, faisant fi de toute réalité du terrain ? 

Qu’importe, impossible de stopper la machine de la désinformation une fois lancée. Sans jamais appuyer leurs propos de la moindre preuve ni de la moindre enquête journalistique sur le sujet, cohorte de politiciens et d’idéologues en tous genres se relaient à compter du 7 mars pour dénoncer l’imaginaire massacre des chrétiens de Syrie.

Le 9 mars, Elon Musk, par exemple, retweet sur son réseau social X un tweet de l’activiste d’extrême droite Peter Imanuelsen -tristement célèbre pour ses opinions négationnistes, antisémites et islamophobes- lequel s’interroge dans son tweet dépassant les 100 millions de vues « Pourquoi les médias mainstream ignorent le massacre des chrétiens par le régime en Syrie ? ». Le 11 mars, Isabel Brown, influenceuse conservatrice américaine et proche de Donald Trump, avance quant à elle sur son compte Instagram suivi par plus d’un million de personnes une « estimation de +7000 chrétiens » tués pour leur foi en Syrie. Leurs sources ? Aucune. Pourquoi s’en soucier ?

Propagande & réactions françaises

En France, l’autoproclamé « triple doctorant » Idriss Aberkane s’est penché sur le sujet, publiant le 14 mars une vidéo intitulée « Syrie: les massacreurs soutenus par l’Occident | avec Mère Agnès-Mariam de la Croix » avec en guest star, donc, Mère Agnès-Mariam de la Croix, propagandiste notoire du régime de Bachar al Assad durant la guerre civile et figure de proue de la mouvance conspirationniste sur le dossier syrien, affirmant dès le début de la révolution syrienne que les innombrables vidéos des exactions du régime Assad n’étaient en réalité que des « mises en scènes avec des acteurs dans des studios au Qatar », et ayant par ailleurs un rôle troublant dans la mort du journaliste de France 2 Gilles Jacquier à Homs en janvier 2012 comme le rappelle l’article « Mère Agnès-Mariam de la Croix sur la BBC : la résurrection médiatique d’une propagandiste » publié par notre confrère Victor Morin le 11 janvier dernier sur Conspiracy Watch.

Nul besoin toutefois de visionner l’intégralité des 1 heure 10 et 52 secondes de l’interview pour en saisir le contenu, celui-ci étant résumé dans la première ligne de la description de la vidéo où Idriss Aberkane écrit « 8000 civils massacrés jusque dans leurs maisons, la plupart des musulmans alaouites, ainsi que des chrétiens de plus en plus menacés dans toute la Syrie aujourd’hui. ». Le nombre est ainsi lancé, et à la louche : c’est cette fois-ci 8000 civils qui auraient été massacrés, et les chrétiens seraient de plus en plus pris pour cible, et ce, bien qu’aucune source ne permette de l’étayer, les estimations situant autour du millier le nombre de civils alaouites exécutés, aucun organisme médiatique ayant investigué sur le terrain n’ayant par ailleurs remonté un quelconque ciblage des chrétiens syriens.

Sur le plan des réactions, pléthore de politiques et d’idéologues -principalement de droite et d’extrême droite- se sont émus d’évènements fictifs, mélangeant sciemment ou inconsciemment exactions réelles ayant ciblé nombre de civils alaouites et exactions inexistantes concernant la communauté chrétienne. Se sont ainsi succédés Eric Zemmour, Jordan Bardella, Pascal Praud, Laurent Wauquiez… jusqu’à l’actuel ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, preuve s’il en faut du réel danger de la désinformation, capable de pénétrer les plus hautes sphères de l’Etat.

De simples vérifications élémentaires, pourtant, suffisaient pour ne pas succomber à une propagande bien préparée mais non moins évidente des loyalistes au régime Assad, bien aidés dans celle-ci par le parrain iranien, toujours non remis de sa défaite sur le théâtre syrien et de son importante perte d’influence en découlant, et bien déterminé à déstabiliser autant que faire se peut le nouveau gouvernement syrien et ses efforts de stabilisation du pays.

Fake-Off

Face à l’ampleur prise par cette rumeur, plusieurs médias spécialisés et organisations indépendantes ont rapidement enquêté. Le très sérieux Syrian Network for Human Rights (SNHR), qui décompte de manière non partisane depuis 2011 les crimes commis par l’ensemble des belligérants sur le territoire syrien, n’a relevé aucune violence visant spécifiquement les chrétiens. Idem du côté de l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH), pourtant largement décrié par les nouvelles autorités syriennes et nombre d’experts, n’a rapporté aucun massacre de chrétiens sur la côte syrienne durant la période évoquée.

De son côté, l’Agence France-Presse (AFP) a mené une analyse des images partagées : certaines proviennent en réalité d’affrontements ayant eu lieu à Alep en 2016, d’autres sont issues du conflit armé en Libye. Aucune preuve tangible n’a pu corroborer l’existence d’un massacre de grande ampleur.

En outre, en réponse aux tweets d’Elon Musk & Peter Imanuelsen (dit Peter Sweden) mentionnés en amont, le père Spyridon Tanous, prêtre orthodoxe et journaliste spécialisé en droit humanitaire écrit le 9 mars « Bonjour Elon, je suis prêtre orthodoxe et commissaire de notre Église en Syrie, et nous avons des paroisses en Syrie. Tout ce qui a été rapporté par Peter Sweden (@PeterSweden) est loin des faits. Personne n’a ciblé les chrétiens en Syrie. Si vous avez besoin d’informations, vous pouvez nous contacter. »

Son de cloche identique du côté des spécialistes occidentaux du conflit syrien : l’américain Charles Lister, éminent journaliste au Middle East Institute et fondateur de SyriaWeekly, affirme ainsi le 12 mars sur son compte X que les chrétiens morts dans les violences liées à l’insurrection loyaliste « représentent 0,4%, contre environ 35% pour les sunnites ».

Ce sinistre épisode de désinformation à grande échelle érige une fois de plus la guerre de l’information en enjeu majeur. Alors que la Syrie traverse une période de bouleversements, la propagation de fausses nouvelles pose le risque d’induire en erreur opinion publique et décideurs politiques, jetant par-là même l’opprobre sur un gouvernement non sur la base de faits mais de simples rumeurs mensongères. 

Or, les conséquences peuvent s’avérer dévastatrices pour tout un pays, exemple en serait d’une non levée des sanctions économiques pesant actuellement très lourd sur l’économie syrienne et que le nouveau gouvernement syrien s’efforce de faire lever auprès des gouvernements occidentaux.

Mise en danger des chrétiens syriens

Comble de la perfidie, ce mensonge éhonté et honteusement repris par divers idéologues de tous horizons représente une sérieuse menace sur ceux mêmes que ces derniers prétendent défendre.

Le 17 mars, l’ONG Portes Ouvertes, au service des chrétiens persécutés dans le monde, est ainsi revenu sur cet épisode dans un article intitulé « Les fausses informations sur le «génocide des chrétiens» en Syrie mettent en danger l’Église locale ». Dans celui-ci, Matthew Barnes, porte-parole de Portes Ouvertes pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, affirme notamment que «À ce stade, à notre connaissance, seuls quatre chrétiens ont été tués dans les violences. Rien ne prouve qu’ils aient été spécifiquement ciblés en raison de leur foi chrétienne.»

En outre, Matthew Barnes évoque les conséquences possibles des nombreuses rumeurs : « Je suis très inquiet à ce sujet, car ce genre de choses peut se retourner contre les chrétiens de Syrie. Lorsqu’une organisation non gouvernementale (ONG) chrétienne en Europe a récemment déposé une plainte contre le nouveau président, le gouvernement syrien a convoqué un évêque de la confession à laquelle appartient l’ONG. On lui a demandé pourquoi les chrétiens étaient si opposés au président. La leçon à tirer est que nous devons partir du principe que tout ce qui est dit dans les informations ou même dans les médias sociaux est vu par le gouvernement et les autres groupes armés. Et cela peut avoir un impact terrible sur la population chrétienne, qui n’avait probablement rien à voir avec les rumeurs ».

À cet effet, Wassim Nasr, éminent spécialiste français du dossier syrien et des mouvances armées dites ‘jihadistes’ & ‘islamistes’, assénait le 12 mars sur son compte X « Les chrétiens d’Orient se passeraient bien des crétins d’Occident. Ce n’est pas un jeu pour récolter des likes et de la visibilité, et encore moins un sujet à aborder à la légère pour des moments télé depuis l’hémicycle. Pour les sincères, soyez avertis & à la hauteur des enjeux. ».

Syrie, berceau de la désinformation

Ce dramatique épisode rappelle l’importance de vérifier les sources avant de partager une information, notamment par les moyens suivants :

  • Croiser les sources : ne pas se fier à une seule publication, mais consulter plusieurs médias fiables.

  • Vérifier la provenance : identifier qui relaie l’information et avec quels objectifs.

  • Se méfier des contenus trop émotionnels : les fake news jouant souvent sur l’indignation et la peur.

  • Se méfier des narratifs simplistes : les conflits & guerres étant par nature toujours (très) complexes et multifactoriels.

Ces quelques précautions à la portée de tout un chacun sont d’autant plus essentielles vis-à-vis du sujet syrien, lequel a toujours fait l’objet, depuis 2011, d’une désinformation à grande échelle par ses principaux belligérants, au premier rang desquels le régime Assad et ses deux principaux sponsors iraniens et russes, ces derniers disposant de ressources financières et humaines conséquentes en matière de désinformation à grande échelle.
 
Enfin, il est regrettable et dangereux de constater, notamment en France, le peu d’attachement aux faits de la part d’une partie de la classe politique, lequel est allègrement bafoué, lui étant volontiers préféré un partisanisme aveugle faisant la part belle aux narratifs infondés, le tout à de simples fins politiciennes.
 
De surcroît, alarmant est le constat qu’aucun des politiciens français mentionnés en amont n’ont  -à l’heure où ces lignes sont écrites, soit plus de 2 semaines après leurs publications- daigné faire amendement et revenir sur leurs propos, bien qu’erronés. N’est-ce pourtant pas une nécessite absolue, pour qui gouverne ou aspire à gouverner un Etat de droit, que de s’attacher fermement bon gré mal gré aux faits et à la vérité, quand bien même celle-ci lui serait désagréable ?
 
Une image valant mille mots, conclusion est laissée à Wassim Nasr, dans un post sur son compte X en date du 10 mars dernier : « Ce n’est pas la guerre qui m’inquiète, mais ce sont les politiques incultes, mal informés, sans vision, manipulables à merci par l’ingérence étrangère massive, pourtant la moins sophistiquée, car se sont eux qui parlent au peuple qui élit les dirigeants de demain. ».

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